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Voici le résumé de l'un d'entre eux.

Avec ou sans l’Europe

de Samuel B. H. Faure

récension rédigée parAna PouvreauSpécialiste des questions stratégiques et consultante en géopolitique. Docteur ès lettres (Université Paris IV-Sorbonne) et diplômée de Boston University en relations internationales et études stratégiques. Auditrice de l'IHEDN.

Synopsis

Histoire

Samuel B.H. Faure s’attèle dans cet ouvrage dense et très richement documenté à examiner les dilemmes décisionnels au sein des élites. Gouverner la politique d’armement de la France implique en effet de faire des choix décisifs qui permettront de mettre en œuvre une stratégie militaire appropriée. Parmi ceux-ci : celui d’acheter des équipements de défense, 1) soit auprès d’industriels français uniquement ; 2) soit en coopération avec d’autres États européens ; 3) voire auprès des États-Unis.

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1. Introduction

Le présent ouvrage résume et synthétise les idées développées par Samuel B.H. Faure dans sa thèse de doctorat en sciences politiques intitulée : « Variétés de la décision. Le dilemme de la politique d’armement en Europe : le cas de la France de 1945 à nos jours ».

L’auteur a été récompensé en 2018 par les prix de l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) et de l’Association française d’études européennes, pour ce travail remarquable. Ses interrogations principales portent sur les raisons pour lesquelles la France choisit d’acquérir des armements parfois avec l’Europe et parfois sans l’Europe et sur les déterminants d’une telle prise de décision, avec une question sous-jacente : « Serait-ce l’effet du lobby industriel ou des dirigeants politiques, du type d’armement ou du contexte international ? » (p.19).

L’auteur a choisi une approche originale consistant à analyser d’une part, les exemples emblématiques que sont l’acquisition par la France de l’avion de transport militaire Airbus A400 M (2013), de l’avion de combat Rafale (2001) et des drones de combat américains MQ-9 Reaper (2013) ; et d’autre part, à mener une réflexion sur la sociologie des dirigeants des grandes entreprises de défense en France.

Cette démarche ambitieuse vise à apporter au lecteur un éclairage utile sur des questions complexes et peu étudiées par les analystes géostratégiques et à ouvrir le champ de la réflexion à l’étude de ce même processus décisionnel tel qu’il se déroule au sein d’autres États alliés ou rivaux.

2. Le concept de « complexe militaro-industriel » est-il un mythe ?

Samuel B. H. Faure insiste sur la nécessité d’évacuer les idées fausses qui embrument l’examen des choix décisionnels en matière d’acquisition d’armements afin de combler le fossé qui s’élargit entre le peuple et ses élites, car il y a, selon lui, « un enjeu démocratique à démontrer la complexité décisionnelle plutôt qu’à affirmer des idées reçues » (p.23).

S’il ressort de l’ensemble de l’ouvrage que la politique de la France est « organisée autour d’une administration, de corps d’agents civils et militaires, d’instructions ministérielles, de procédures, etc » (p.22), l’auteur n’en réfute pas moins le concept de « complexe militaro-industriel », qui est souvent invoqué pour expliquer les choix – parfois surprenants – arrêtés par nos gouvernants au cours des dernières décennies pour doter les forces armées du pays.

Mise en avant par le président américain Dwight Eisenhower dans son discours d’adieu au terme de deux mandats présidentiels en 1961, l’idée de l’existence d’un complexe militaro- industriel, à savoir, une sorte de triumvirat constitué par les industriels de l’armement, les forces armées et les détenteurs du pouvoir décisionnaire au sein du monde politique, est pourtant devenue une évidence pour tout témoin de la constitution d’une industrie de l’armement au sein des États occidentaux, depuis le début de la guerre froide et l’avènement de puissances nucléaires. Samuel B.H. Faure conteste cette appellation, par trop simpliste, et propose une analyse beaucoup plus approfondie, lui préférant l’expression de « configuration amalgamée » entre la Direction générale de l’armement (DGA), les forces armées et les industriels (p.172).

Deux autres configurations d’élite qui gouvernent la politique française d’armement sont également possibles selon lui : il s’agit de la « configuration désencastrée », qui associe les élites de l’armement qui veulent travailler avec l’Europe. Enfin, entre 1990 et 2010, pendant deux décennies, les élites industrielles tentent de capter le marché des drones, tandis que les relations entre l’État français et les entreprises du secteur de l’armement d’une part, et avec les autres États européens, sont conflictuelles. L’auteur évoque alors une « configuration inclusive » des industriels de la défense autour de la filière des drones (p.156).

3. Comprendre les phases de l’acquisition des équipements de défense en France

Samuel B.H. Faure s’est heurté, au début de ses recherches sur les déterminants de la prise de décision étatique en matière d’équipements de défense, à une attitude de ses interlocuteurs consistant à mettre en avant la rationalité absolue, la discipline et la rigueur morale de l’ensemble des décideurs dans ce domaine.

Il a également été confronté à des personnalités qui ont tenté de le convaincre à maintes reprises, que les décisions en matière de programmes d’armement seraient le résultat d’une conjoncture industrielle particulière – « un alignement de planètes » (p. 22) – sur laquelle les décisionnaires n’auraient que peu de contrôle.

Les options décisionnelles sont pourtant claires. Dans 80 % des cas, le choix d’armer les forces françaises avec des équipements produits en France est retenu. Dans les 20% de cas restants, les équipements de défense sont acquis par le biais d’une coopération intra-européenne ou en faisant appel aux technologies américaines par le biais d’achats dits « achats sur étagère ».

La procédure dans ce domaine est encadrée par l’instruction ministérielle 1618 sur les opérations d’armement (IMOA) qui en détermine les phases à savoir, en premier lieu, une phase de préparation pendant laquelle les officiers d’état-major expriment les besoins des forces armées ; en second lieu, une phase de réalisation incombe aux ingénieurs de l’armement ; enfin, dans le cadre d’opérations militaires, s’ouvre une dernière phase d’utilisation des matériels, ce qui permet alors aux constructeurs de se targuer du fait que leurs équipements ont fait leur preuve sur le champ de bataille. Ceux-ci sont estampillés « combat proven » lorsqu’il s’agit de les vendre à des puissances étrangères.

4. Des choix emblématiques en matière d’acquisition d’armements en France

De manière judicieuse, l’auteur utilise des exemples connus du lecteur afin d’illustrer son travail de théorisation et de modélisation des processus décisionnels au sein du secteur des équipements de défense.

Le choix de l’autarcie à la française est illustré de manière frappante par le choix du Rafale, cet avion de combat polyvalent développé par le constructeur Dassault Aviation pour la Marine et l’Armée de l’air, où il est respectivement entré en service en 2004 et 2006. Cet avion français est capable d’assurer les missions de supériorité et de défense aériennes, d’appui au sol, de frappe dans la profondeur, de reconnaissance, de frappe anti-navire et évidemment de dissuasion nucléaire. Il a été préféré dans les années 1980, aux options de l’acquisition, soit du F-18 américain, soit de l’avion Eurofighter Typhoon, développé par les Britanniques, les Allemands, les Italiens et les Espagnols regroupés au sein d’un consortium. Le choix de la France de coopérer avec d’autres États européens en matière d’armement sera, dans les années 2000, illustré par le choix de l’avion de transport militaire Airbus A400M, auquel ont participé l’Allemagne, la Belgique, l’Espagne, le Luxembourg, le Royaume-Uni et la Turquie. Selon l’auteur, ce choix s’expliquerait notamment par l’européanisation des relations entre l’État et les entreprises françaises d’une part, et leurs alliés européens d’autre part.

Plus récemment, au cours de la décennie 2010, l’État français a, parmi plusieurs options décisionnelles (avec l’Europe et avec Israël), opéré un choix décisif : celui de « l’achat sur étagère » de drones MALE (Moyenne Altitude Longue Endurance) Reaper (« La Faucheuse ») américains développé par le constructeur aéronautique General Atomics. Ce choix s’expliquerait en partie par une certaine convergence franco-américaine en matière de lutte contre le terrorisme.

Ce panorama amène l’auteur à conclure que « le capitalisme français est donc construit sur la rivalité entre les configurations amalgamée, désencastrée et inclusive permettant de comprendre les variétés décisionnelles observées entre la préférence pour la nation, le choix pour l’Europe et l’alternative représentée par les États-Unis » (p.173).

5. Spécificité française ou similarité des processus décisionnels à l’étranger ?

Au fil de cet ouvrage, l’auteur attire l’attention du lecteur sur le rôle des élites dans le processus de prise de décision concernant le choix des programmes d’armement en France. Il adhère en particulier à l’idée développée par le politologue Jean Joana, spécialiste des politiques de défense en Europe et aux États-Unis, selon lequel les élites militaro-industrielles ne formeraient pas « un ensemble de réseaux occultes, de confréries et de sociétés secrètes, mais plutôt une coalition d’intérêts qui parfois coopère » (p. 33).

Samuel B. H. Faure poursuivra cette analyse dans des travaux ultérieurs dans lesquels il mettra en évidence les différences observées entre les patrons de l’industrie de l’armement français et leurs homologues britanniques. En France, les élites aux manettes du secteur de l’armement notamment chez Thales et Safran – composées notamment de hauts fonctionnaires et d’anciens officiers généraux – entretiendraient un rapport beaucoup plus étroit avec l’État qu’au Royaume-Uni, où les dirigeants des entreprises d’armement, telles que BAE Systems ou Rolls Royce, viennent du secteur privé. Le rapport organique entre ces élites et l’appareil d’État serait facilité en France par ce que l’auteur appelle « le pantouflage néo-libéral », qui désigne le phénomène de navette et de circulation des personnels entre l’Administration et les entreprises du secteur de l’armement. Tout comme au Royaume-Uni, les élites socio-économiques en question ont connu une faible internationalisation au fil de leur formation et demeurent donc « nationalo-centrées », tandis que pointe une nouvelle tendance, celle de la financiarisation de ce secteur. Cette dernière se manifeste par l’arrivée de financiers dans les entreprises concernées.

Par ailleurs à l’instar des États-Unis, le secteur de l’armement qui comptait une myriade de petites et moyennes entreprises dans les années 1950, a connu inexorablement un phénomène de concentration, et donc une congrégation des élites concernées.

6. Conclusion

Le travail admirable de Samuel B.H. Faure, mené sur une période de dix années, est le fruit de plus de 250 heures d’entretiens menées lors de 161 rencontres avec 135 acteurs (p.23). Il est à la fois le résultat d’une recherche méticuleuse à partir de multiples sources peu connues du grand public et d’une démarche empirique particulièrement enrichissante. Il permet de démystifier certaines questions très complexes en matière d’acquisition d’armements et d’apporter un peu de transparence à des processus décisionnels souvent jugés opaques en raison des enjeux financiers considérables qui en découlent.

En ce sens, cet ouvrage constitue une contribution importante à l’effort entrepris au fil des dernières années par les instances de la Défense nationale afin de renforcer le lien armée-Nation.

7. Zone critique

Si ce sont en effet les élites dirigeantes qui ont un poids déterminant dans les choix majeurs effectués en matière d’équipements de défense, les besoins exprimés au niveau des territoires par les populations dont l’emploi et le niveau de vie dépendent étroitement des industries d’armement installées sur place (chantiers navals, manufactures de moteurs, missiliers, usines de bombes et de munitions, etc.) constituent un aspect non négligeable dans le processus de prise de décision. Par ailleurs, une réflexion sur la dimension éthique des choix effectués par les décideurs français aurait certainement été utile au regard des considérations qui continuent d’entourer par exemple le choix d’acquérir des drones armés ou, à l’avenir, celui de robotiser et numériser le champ de bataille. En outre, qu’en est-il du débat autour de la vente de ces mêmes matériels à des puissances étrangères potentiellement rivales, vente dont la pertinence est décidée en commission interministérielle pour l’étude des exportations de matériels de guerre (CIEEMG) ?

Le lecteur profane sera heureux de découvrir, au sein de cet ouvrage, un glossaire complet ainsi qu’une bibliographie très intéressante, qui ouvre la voie à d’autres pistes de réflexion. Les tableaux indiquant les choix qui s’offraient aux décideurs en matière de dotation des forces armées et mettant en évidence les protagonistes au sein de l’appareil d’État favorisant telle ou telle option constituent de bons supports de l’analyse. Cependant, afin de faciliter la compréhension des enjeux de défense, il eût certainement été utile d’ajouter une chronologie des grandes décisions politiques prises par l’État français en matière d’équipements de défense au fil des dernières décennies.

8. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– Samuel B. H. Faure, Avec ou sans l’Europe, Le dilemme de la politique française d’armement, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 2020.

Du même auteur– Samuel B.H., Défense européenne. Émergence d’une culture stratégique commune, Montréal, Athéna éditions, 2016.

Autres pistes– Bernard Cheynel et Catherine Graciet, Marchand d’armes, Paris, Seuil, 2014. – Jean-Louis Gergorin ; Sophie Coignard, Rapacités, Paris, Fayard, 2007.– Sara Ghibaudo, Yann Philippin, Virginie Roels, Dassault Système, Paris, Robert Laffont, 2015.– Jean Joana, Les Armées contemporaines, Paris, Sciences Po les Presses, 2012.– Bernard Lutun, La Délégation générale pour l’armement D.G.A., Paris, L’Harmattan, 2019.– Romain Mielcarek, Marchands d’armes. Enquête sur un business français, Paris, Tallandier, 2017.– Pierre Pascallon, Jean-Paul Hébert, La Politique industrielle d’armement et de défense de la Vème République, Paris, L’Harmattan, 2010.– Anne Poiret, Mon Pays vend des armes, Paris, Les Arènes, 2019.

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