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Voici le résumé de l'un d'entre eux.

Qu’est-ce que la littérature ?

de Jean-Paul Sartre

récension rédigée parJulie de Fontanges

Synopsis

Arts et littérature

Comment consolider le rôle de la littérature à un moment de la modernité où peu se risquent à en donner ne serait-ce qu’une définition ? En positionnant l’écrivain et son lecteur dans leur temps pour revendiquer en parallèle une idée toute neuve de la littérature. Voilà le but que se donne Jean-Paul Sartre lorsqu’il publie Qu’est-ce que la littérature ? en 1948, et auquel il aboutit en se concentrant sur le divorce de la prose d’avec la poésie et en confiant au lecteur la tâche de découvrir le monde : « Écrire, c’est donc à la fois dévoiler le monde et le proposer comme une tâche à la générosité du lecteur. » (p.67). En quatre chapitres, l’écrivain dévoile son projet d’envergure en le reliant aux enjeux de son époque.

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1. Introduction

La date de parution originale de Qu’est-ce que la littérature ? rappelle une plage importante de la vie littéraire de Sartre et des critiques dont il était l’objet. Dès 1947, dans Situation de l’écrivain, il a répondu aux « naïfs » qui l’accusaient d’être « antipoétique » et « contre la poésie » parce qu’il affirmait que « l’homme est tout un et qu’on ne le divise pas en politique et en poète » et, dans le même temps, il a déclaré « hautement, au contraire, que le surréalisme est le seul mouvement poétique de la première moitié du XXe siècle ». (p.302-303)

En 1948, pour désarmer ceux qui le condamnaient toujours « au nom de la littérature, sans jamais dire ce qu’ils entendent par là », il décida d’« enfoncer le clou » afin de convaincre ses adversaires qu’il ne voulait pas engager la poésie parce qu’elle ne se sert pas des mots de la même manière que la prose, ou plutôt qu’elle « ne s’en sert pas du tout » puisqu’elle « les sert ».

Sartre dit par là l’essence de « l’attitude poétique » qui transforme le langage en « structure du monde extérieur » et il complète sa pensée sur « le langage poétique qui surgit sur les ruines de la prose ». Ce fameux essai de Sartre, Qu’est-ce que la littérature ? est devenu un maître-livre, un « classique », qui, selon les termes de l’auteur lui-même, examine « l’art d’écrire, sans préjugés ».

2. L’œuvre d’un initiateur

Si Sartre est davantage connu en tant que philosophe, il n’en est pas moins d’abord écrivain et professeur. Son roman La Nausée publié en 1938 et son recueil de nouvelles Le Mur lui ouvrent l’accès à une certaine célébrité en parallèle de la publication d’articles dans la NRF. Normalien puis agrégé, il s’adonne à des dissertations – dont Qu’est-ce que la littérature ? a d’ailleurs certains traits caractéristiques. En effet, il s’y rapproche du champ de la pédagogie par la structure du livre : I- Qu’est-ce qu’écrire ? II- Pourquoi écrire ? III- Pour qui écrit-on ? IV- Situation de l’écrivain en 1947.

L’agencement procède pour partie d’un exercice scolaire en quête de reconnaissance. Pour autant, ce qui fait littérature, explique-t-il, vient d’une distance prise avec la sphère universitaire. Sartre revient dans Les Mots sur le fait qu’il n’a pas appris la littérature par l’école, mais à la maison, dans la bibliothèque de son grand-père. La littérature n’en reste pas moins pour lui un apprentissage de la vie en société.

La vision esthétique de la littérature qu’a Sartre se forge en parallèle, et c’est à partir de la Seconde Guerre mondiale qu’il revient sur sa position de l’art comme salut au profit d’une littérature plus « politique » et journalistique au sens d’« engagée ». On doit finalement à Sartre un engagement littéraire dans son temps, loin de son rapport ambigu à l’école et plus largement, au milieu scolaire. Raymond Aron lui demande par exemple de décrire pour les Français de Londres ce qu’était l’Occupation en France, à Paris.

Sartre est envoyé en reporter par « Combat » et « Le Figaro » aux États-Unis dans l’après-guerre où il décrit ses impressions sur le vif en témoin. Ces expériences feront écho à une phrase centrale de Qu’est-ce que la littérature ? : « La fonction de l’écrivain est de faire en sorte que nul ne puisse ignorer le monde et que nul ne s’en puisse dire innocent. » La littérature, c’est là une innovation, se lit comme un engagement à travers un pacte de curiosité passé entre l’écrivain et son lecteur.

3. Une réflexion sur « l’attitude poétique »

Dans cet essai d’après-guerre immédiat, Sartre définit la littérature par la notion d’engagement. Un engagement au service d’une cause visant au progrès de l’humanité. L’écrivain engagé soumet la littérature à la transitivité et à l’efficacité, toutes deux immédiates : celle de révéler des vérités sur l’homme et le monde contemporains et celle d’en convaincre le lecteur en respectant ses attentes, en parlant son langage, pour déboucher sur l’action.

Cette approche pragmatique suppose un monde de contenus que le langage, ramené à une fonction de « signe », peut aider à nommer et à comprendre dans sa vérité : d’un côté discerner le vrai, nommer le monde, de l’autre : langage-instrument au service de la vérité et du monde.

Or, les poètes qui considèrent les mots comme des choses ne peuvent servir à cette approche et Sartre va même jusqu’à déclarer le poète « inengageable », à savoir inapte à l’action politique. Il assigne au poète une position hors du monde et de la société et coupé de tout usage référentiel du langage, c’est-à-dire sans désir véritable de communiquer (« les poètes ne parlent pas »), sans retrait dans le silence non plus puisqu’ils écrivent et recourent donc au langage (« ils ne se taisent pas non plus »), mais dans une dimension quelque part autonomisée du littéraire et sans réelle utilité pour le monde. Cette position critique de Sartre peut être vue comme la conséquence inévitable d’une poésie tournée vers le travail du mot pour lui-même. Cela étant, Sartre n’appartient en rien à l’art pour l’art. Il y a peut-être aussi de la part de Sartre une sorte de confiance naïve dans les capacités signifiantes d’un « langage-instrument » que les poètes, en tentant de le remotiver, chercheraient davantage à contourner dans son impuissance qu’à refuser.

Selon Sartre, les poètes refusent le « langage-instrument » par lequel « s’opère la recherche de la vérité », parce qu’ils ne cherchent pas à « discerner le vrai ni à l’exposer ». Renoncent-ils pour autant à l’objectivité ? Que font-ils ? Sartre répond de façon négative : « ils ne songent pas », « ils ne parlent pas », « ils ne se taisent pas non plus », mais étrangement « ils ne nomment rien du tout ». Ils disent l’indicible, l’essence de la poésie qui est la création par elle-même, sans aucune préoccupation du réel. Protégé par son assourdissant silence, le poète est l’homme des choix rapides et définitifs, puisqu’il écarte les « signes » et opte « pour les mots comme des choses » dans « l’attitude poétique ».

4. Interroger le rapport du langage avec le monde et les êtres

Le poète est « hors du langage », car il « voit les mots à l’envers, comme s’il n’appartenait pas à la condition humaine » ; il rencontre « d’abord la parole comme une barrière » au-delà de laquelle se trouve le « vrai langage » qui est salvateur, rédempteur et initiateur pour le poète. Cependant, tout occupé par l’alchimie du Verbe, le poète ne se préoccupe pas de l’essence des choses. « Le poète n’utilise pas le mot » : il ne choisit pas entre les acceptions qui se confondent afin de s’imposer à lui dans une globalité envahissante. Sartre rappelle que « Florence est ville et fleur et femme, elle est ville-fleur et ville-femme et fille-fleur tout à la fois », pour signifier que les mots renvoient au poète sa propre image dans un processus relevant de la perception des phénomènes, car cet étrange objet protéiforme, appelé à l’existence par la voie de l’alchimie psychique, apparaît simultanément avec l’aspect d’un fleuve et sous les traits charmants de la femme aimée.

Sartre s’oppose à un usage utilitariste du langage poétique ; à la prose revient ce rôle engagé. C’est, d’autre part, selon lui, le poète qui se met au service du langage, et non l’inverse. Il adresse un hommage au langage poétique qui fait le lien entre le langage et l’art « comme le peintre réalise la copie avec des couleurs ». Conséquence de « l’attitude poétique » prônée par Sartre, le dévoilement du monde, dans lequel réside la noblesse du « langage poétique » ne donne pas nécessairement naissance à un langage précieux, c’est la prose, qui, selon Sartre, utilise, elle, les mots pour désigner et réaliser une action concrète.

La conception du langage présentée par Sartre, qui demeure un philosophe polémiste, si elle est admirable par la noblesse de la création poétique et une « attitude poétique » inspirante, valorise une utilisation du langage plus fonctionnelle qu’esthétique.

5. Pour une vision non classique de la littérature

Par quoi Sartre est-il animé lorsqu’il compose Qu’est-ce que la littérature ?, publié en 1948 ? Assurément une certaine idée de l’Histoire et de la société, du moins en ce qui touche à son public. Disons-le, Sartre est un écrivain lettré, un écrivain habité par une vision de classe sociale. Il s’adresse à « l’idéologie de l’élite », à savoir à des lecteurs dont il ne partage pas, de prime abord, les convictions. Dès lors, il accepte une division entre ceux qui le lisent, qu’il sépare entre le monde ouvrier qu’il souhaiterait toucher, et la bourgeoisie, son public actuel, mais qu’il réprouve. Il cherche à réconcilier « public virtuel » et « public réel » autour de la catégorie des gens respectables. L’écriture pour Sartre est une mission, un engagement : « l’art décrire conçu comme phénomène historique, c’est-à-dire comme l’appel singulier et daté qu’un homme lance à tous les hommes de son époque » (p.127).

Page à page, Sartre déploie son non classicisme, notamment à travers le thème du temps. Il rejette une certaine conception de l’éternité qui serait marquée par la répétition ou l’immobilité au profit d’une idéologie des « Temps modernes ». « Écrire pour son époque », vivre la littérature « comme une émeute, comme une famine ». En effet, selon lui, la littérature doit épouser son temps, s’incarner, c’est-à-dire se situer dans l’action, dans le mouvement, dans l’évolution. La littérature, ce n’est pas la fixité.

Dès lors, il s’oppose à une littérature monumentale ou documentaire, celle des Classiques, au profit d’une littérature qui se situe dans le présent et est davantage alimentaire, utilitaire, consommable, donc temporaire. C’est en ce sens qu’il parle d’« écrire des bananes » afin de nourrir l’esprit du prolétariat, de s’« adapter à l’ouverture des esprits ». Sartre souhaite pouvoir pactiser avec la classe populaire et installer une compréhension, du moins émet-il cet idéal.

6. La littérature comme métier engagé

La littérature pour Sartre est un métier qui s’élabore dans la livraison d’une signification. « Écrire c’est donner. » (p.115) Sartre se fonde sur le modèle américain pour construire son idée de la littérature : « L’Américain, avant de faire des livres, a souvent exercé des métiers manuels, il y revient ; entre deux romans, sa vocation lui apparaît au ranch, à l’atelier, dans les rues de la ville ». Loin d’être une inspiration, la littérature est avant tout construction : « le sens n’est pas la somme des mots, il en est la totalité organique » (p.51).

Est-ce que « ce n’est pas au nom de leur choix même d’écrire qu’il faut réclamer l’engagement des écrivains ? » (p.45) Sartre convoque l’écriture comme le fruit d’une décision mûrie qui implique l’écrivain dans sa totalité. De fait, la littérature devient un artisanat, un « acte créateur » (p.49). L’écrivain autant que le lecteur ont part égale dans ce travail qui naît de leur « effort conjugué » (p.50).

Sartre ne condamne pas la littérature : il lui donne un objectif où « la parole est action ». Aussi, se met-elle au service d’un changement en tant que littérature « utilitaire par essence ». Sartre laisse la poésie à Mallarmé, Genet ou Baudelaire et au strict domaine de l’art. À la littérature est confié le rôle du « dévoilement » (p.53) par le langage. Elle touche quasiment à la politique, à un usage polémique, et on sait que Sartre lui donnera cette mission en s’engageant à partir de 1950 dans la Guerre froide et les conflits colonialistes. La littérature se place au service d’un changement des mœurs et d’un changement structurel de la société.

La prose se déploie alors dans la démocratie avec le plus de facilité. En tant que métier, la littérature s’exerce dans une certaine modalité à dimension philosophique : « un acte de conscience de la liberté des hommes » (p.69), « l’écrivain, homme libre, s’adressant à des hommes libres, n’a qu’un seul sujet, la liberté » (p.70).

7. Conclusion

Il est nécessaire de lire Qu’est-ce que la littérature ? comme le manifeste remarquable d’une littérature engagée. Les pensées historiques sur l’engagement de l’écrivain concourent tout particulièrement à en faire un modèle du genre. L’écrivain selon Sartre est un « médiateur » entre le lecteur et le monde. Son implication dans la société doit venir du fait qu’il est « doté d’une conscience lucide ». Sa position est essentielle, selon Sartre, car il s’attache à l’universalité de la nature humaine. Il peut être « nuisible » (p.88) dès lors qu’il montre la vérité des choses et appelle au changement (« nommer c’est montrer, montrer c’est changer »), cependant il reste un « serviteur des intérêts de la communauté ».

Cet essai se pose également de lui-même comme un objet didactique sans constituer pour autant le point final à la réflexion de Sartre sur la théorie littéraire, puisqu’il consacrera plusieurs ouvrages à des auteurs majeurs de la littérature française.

8. Zone critique

Merleau-Ponty dira de Sartre dans Un auteur scandaleux (1947) qu’il pose des questions sans les résoudre, mais sans doute avec ce mérite de renvoyer chacun à sa propre interprétation. Si cet essai critique, Qu’est-ce que la littérature ? , a été, somme toute, relativement peu étudié, la théorie qui est au cœur de cet ouvrage a pourtant marqué des générations d’écrivains et d’intellectuels. En pointant les singularités du champ littéraire des années 1950, elle continue à soutenir la réflexion littéraire actuelle et à guider son sens.

Sartre entremêle en effet une activité de critique littéraire avec une dimension philosophique et une analyse sociale. La littérature s’inscrit dans une réalité historique où « l’intellectuel engagé » finit par primer sur « l’écrivain engagé ». Ce qui déconcerte la critique est que Sartre s’adonnera principalement à des « biographies existentielles » après 1948, autrement dit des écrits sur la littérature, mais à dimension philosophique avérée.

9. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– Jean-Paul Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?, Paris, Éditions Gallimard, coll. « Idées » (n°58), 1964 [Situations II, 1948]

Du même auteur– Les Mots, Paris, Gallimard, 1964.– La Nausée, Paris, Folio, 1972 [1938].– L'existentialisme est un humanisme, Paris, Folio, 1996 [1946].– L'être Et Le Néant : Essai D'ontologie Phénoménologique, Paris, éditions Gallimard, 1943.

Autres pistes– Annie Cohen-Solal, Sartre 1905-1980, Paris, Gallimard, 1999.– Jacques Deguy, Sartre, une écriture critique, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2010.– François Noudelmann, Un tout autre Sartre, Paris, Gallimard, oct. 2020. – Philippe Sénart, Chemins critiques d’Abelio à Sartre, Paris, Plon, 1966.

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