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Voici le résumé de l'un d'entre eux.

Le Système totalitaire

de Hannah Arendt

récension rédigée parGokce TuncelDoctorat en sociologie (CESPRA-EHESS).

Synopsis

Philosophie

Le Système totalitaire, troisième et dernier tome de l’œuvre de Hannah Arendt Les Origines du totalitarisme (1951), constitue une contribution sans égale aux sciences sociales. Politologue et philosophe, Arendt mobilise dans ce livre des analyses à la fois historiques, sociologiques et philosophiques, systématise le concept de totalitarisme et produit une analyse décisive du phénomène. Cet ouvrage, qui demeure incontournable, déconstruit les idées reçues sur les régimes politiques de son époque afin de nous aider à comprendre en quoi un système politique peut être dit « totalitaire ».

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1. Introduction

Ce grand livre d’Hannah Arendt, publié pour la première fois en anglais en 1951 sous le titre The Origins of Totalitarism, n’est traduit en français qu’en 1972 et 1975, en trois livres distincts. Il a fallu attendre l’édition par Pierre Bouretz en 2002 pour la publication française complète en un seul volume, conforme aux intentions de l’auteur. Dans les années 1950, le monde intellectuel français était placé sous l’influence communiste.

Étant donné que l’ouvrage d’Arendt identifiait le communisme soviétique et le nazisme allemand comme les deux formes jumelles du totalitarisme, les intellectuels français l’ont trouvé « politiquement incorrect ». C’est ce qui explique sa traduction tardive et son importance dans le contexte français où sa publication a brisé les tabous politiques sur le régime communiste stalinien.

Cet ouvrage met en œuvre une approche principalement philosophique. Arendt essaie de dégager le sens ou l’essence du totalitarisme, tout en s’appuyant sur l’histoire et la sociologie. L’hypothèse principale du livre est que, contrairement aux autres régimes politiques, le totalitarisme exige la participation active de la population. La passivité et l’indifférence étant insuffisantes, chaque individu doit vivre, sur le plan privé et public, selon les exigences de l’État totalitaire, qui découlent de son projet révolutionnaire de création d’un « homme nouveau ». Privés de toutes leurs libertés individuelles, les individus doivent être en « mouvement » et répondre aux sollicitations de l’État totalitaire pour se conformer à son projet révolutionnaire.

En créant sans cesse un ennemi, il justifie ses actions extrêmes et parvient à maintenir la terreur en continu. C’est avec la « gouvernance par la terreur constante » que le régime parvient à obtenir la soumission totale et ininterrompue des individus.

2. Les masses font leur entrée dans la politique

Selon Arendt, on néglige souvent le fait que les leaders totalitaires commandent et s’appuient sur les masses jusqu’au bout. Par exemple, l’accession de Hitler au pouvoir était complètement légale, selon la règle majoritaire. De fait, les mouvements totalitaires sont impossibles dans des pays à population réduite ; ils ont besoin des masses. La philosophe définit les masses comme l’ensemble des gens qui ne sont pas unis par la conscience des intérêts de la classe.

Ce sont des gens qui, pour une raison quelconque, ne peuvent s’intégrer dans aucune organisation (parti, syndicat, organisation professionnelle, etc.). De là découle un trait des mouvements totalitaires : ils recrutent leurs adhérents dans cette masse de gens « indifférents » auxquels les partis politiques avaient renoncé.

Le totalitarisme ne s’appuie pas uniquement sur la masse, mais également sur l’élite. Cette dernière trouve en lui la possibilité d’instaurer un nouvel ordre mondial. C’est ainsi que les élites et les masses laissées de côté par le monde contemporain choisissent d’adhérer à la logique des mouvements totalitaires, qui consiste à changer radicalement le monde.

Pour illustrer son propos, Arendt prend l’exemple de Staline. Toutes les classes lui font obstacle lorsqu’il commence à préparer le pays au régime totalitaire. Après avoir liquidé les organisations locales (les soviets) et construit une bureaucratie du parti complètement centralisé, il passe à la liquidation de la nouvelle classe moyenne dans les villes et des paysans à la campagne. S’ensuit la liquidation de cette bureaucratie qui avait contribué à exécuter les liquidations précédentes.

Puis, afin de détruire tous les liens sociaux et familiaux, les purges sont conduites par la technique de la « culpabilité par association » : dès qu’un homme est accusé, ses anciens amis deviennent immédiatement ses ennemis, car, afin de sauver leur peau, ils apportent par leurs dénonciations des preuves qui n’existaient pas contre lui. Étant donné que le mérite se juge au nombre de dénonciations de proches camarades, les individus se trouvent obligés d’éviter tout contact personnel.

3. Propagande : quand la fiction devient réalité

La philosophe affirme que, lorsque le totalitarisme détient le contrôle absolu, il remplace la propagande par l’endoctrinement et fait appel à la violence, non pas uniquement pour terroriser les gens, mais pour réaliser constamment ses doctrines idéologiques et ses mensonges.

À titre d’exemple, sa propagande ne consistera pas à annoncer que le chômage n’existe pas, mais à supprimer les indemnités chômage pour réaliser ce mensonge pratique. L’hypothèse principale d’Arendt est à cet égard que les nécessités de la propagande sont toujours dictées par le monde non totalitaire (qu’il s’agisse des pays non totalitaires ou de la relation que le pays où se développe le mouvement totalitaire maintient avec le monde extérieur) et que les mouvements eux-mêmes ne font pas de la propagande, mais de l’endoctrinement.

Avant de s’emparer de la totalité du pouvoir, la propagande totalitaire a pour objectif non pas la persuasion, mais l’organisation du pouvoir sans recourir à la violence. Par exemple, la propagande totalitaire fait de l’affirmation de l’existence d’une conspiration juive mondiale, plutôt qu’un sujet offert à la discussion, l’élément clé de la réalité nazi : dans le régime nazi, mettre en question la validité du racisme et de l’antisémitisme, dans une société où « l’on recevait plus ou moins à manger selon le nombre de grands-parents juifs, c’était comme si on mettait en question l’existence du monde » (p. 125).

Les mouvements totalitaires utilisent les idéologies en les vidant de leur contenu utilitaire : les intérêts de classe ou ceux de la nation. Car une propagande guidée par l’intérêt commun fonctionnerait uniquement sur une population composée de citoyens appartenant à des classes sociales, politiques ou économiques, ce qui n’est pas le cas dans une société de masse atomisée et isolée.

Cette propagande prend ensuite une forme prophétique, comme si le leader totalitaire ne faisait qu’interpréter correctement les forces de l’histoire ou de la nature. Ce langage de la « scientificité prophétique », caractérisé par un mépris total de la réalité, trouve sa force dans le fait que les masses, qui ont perdu leur point d’ancrage dans le monde, sont tout à fait prêtes à être réintégrées au sein de forces éternelles.

4. L’État totalitaire ou le pouvoir caché

Arendt explique que, lorsque le mouvement totalitaire prend le pouvoir, il se trouve dans une contradiction, car, tandis qu’il prend le pouvoir dans un pays donné, le mouvement est à la fois international dans son organisation et planétaire dans ses aspirations politiques. Il est alors confronté à une double menace :

1) se figer dans une forme de gouvernement absolu (un gouvernement absolu ou un régime autoritaire est encore lié par des lois qui restent extérieures au pouvoir exercé par le chef), ce qui empêcherait le développement total du pouvoir sur le plan intérieur.

2) évoluer vers le nationalisme, ce qui représenterait un obstacle dans son expansion vers l’extérieur.La solution réside dans la création d’un état d’instabilité : la « révolution » permanente. Mais cela représente également une tache contradictoire, car il s’agit de donner au monde fictif du mouvement le caractère d’une réalité tangible et un fonctionnement perceptible dans la vie quotidienne, tout en évitant la réapparition d’une stabilité dans ce monde nouveau. Dans ce cas-là, le dirigeant totalitaire se trouve dans l’obligation d’éliminer toute réalité non totalitaire concurrente et d’opter par conséquent pour la domination planétaire totale.

Dans l’objectif d’empêcher l’apparition de toute structure stable et identifiable, l’élément indispensable, la « mobilité », est introduit par la direction en déplaçant sans cesse le centre effectif du pouvoir. De même, la hiérarchie est constamment mouvante : on ne sait jamais à qui obéir. Arendt donne l’exemple suivant : en 1933, on crée un Institut pour l’étude de la question juive à Munich, qui s’élargit en Institut de recherche d’histoire moderne de l’Allemagne. Puis en 1940 est créé à Francfort un autre institut d’étude de la question juive. Mais derrière ces organismes de façade se cache en réalité l’Office central de sécurité (le bureau spécial de la Gestapo de Himmler pour la liquidation) dirigé par Eichmann. Cette absence d’intermédiaire et d’hiérarchie entre le chef et la base permet alors au chef d’être total et omniprésent.

5. Domination totale

Ici, la principale hypothèse d’Arendt est que c’est dans les camps de concentration que l’objectif de la domination totale de l’homme est atteint. Cela nous amène à considérer que ces camps sont la véritable institution centrale du pouvoir totalitaire. L’État totalitaire est inséparable des camps de concentration. La logique principale de la domination totale réside dans sa tentative de faire disparaître toute liberté humaine afin de supprimer toute spontanéité individuelle : « La domination totale ne tolère la libre initiative dans aucun domaine de l’existence, elle ne tolère aucune activité qui ne soit pas entièrement prévisible. Le totalitarisme une fois au pouvoir remplace invariablement tous les vrais talents, quelles que soient leurs sympathies, par ces illuminés et ces imbéciles dont le manque d’intelligence et de créativité reste la meilleure garantie de leur loyauté ». Il tente d’atteindre cet objectif à la fois par la formation de groupes paramilitaires qui commettent des crimes atroces et par la terreur des camps.

L’unique fonction des camps de concentration est de financer leur propre appareil de surveillance : d’un point de vue économique, ils n’existent qu’en vue d’eux-mêmes. Mais la terreur inimaginable des camps repose sur la transformation des hommes en choses : « Nous le savons aujourd’hui, le meurtre n’est qu’un moindre mal. Le meurtrier qui tue un homme […] se meut encore dans le domaine de la vie et de la mort qui nous est familier ; toutes deux ont assurément un lien nécessaire sur lequel se fonde la dialectique, même si elle n’en est pas toujours consciente ». En revanche, dans l’horreur totalitaire, « le meurtre est aussi impersonnel que le fait d’écraser un moucheron ». Il se peut que la mort arrive par la torture systématique ou par la privation de nourriture, parce que le camp est surpeuplé et qu’il faut faire de la place, mais se présente parfois un risque de dépeuplement, et il faut alors réduire le taux de mortalité.

À la fois dans le régime nazi et stalinien, Arendt affirme que « les masses humaines qui y sont enfermées sont traitées comme si elles n’existaient plus, comme si ce qu’il advenait d’elles ne présentait plus d’intérêt pour personne, comme si elles étaient déjà mortes et qu’un esprit malin, pris de folie, s’amusait à les maintenir un temps entre la vie et la mort, avant de les admettre à la paix éternelle ».

6. Désolation

La philosophe affirme que dans un régime tyrannique on parlera d’isolement et d’impuissance, d’incapacité absolue à agir, mais que toute la sphère de la vie privée, où on trouve l’expérience et l’invention de la pensée, restera intacte. En revanche, la domination totalitaire supprime la vie privée et détruit chez les individus la faculté d’expérimenter, de penser et d’agir.

C’est alors qu’Arendt fait une distinction entre « isolement » et « désolation » : « Je peux être isolé – c’est-à-dire dans une situation où je ne peux agir parce qu’il n’est personne pour agir avec moi – sans être « désolé » ; et je peux être désolé – c’est-à-dire dans une situation où, en tant que personne, je me sens à l’écart de toute compagnie humaine – sans être isolé » (p. 305). L’isolement détruit la sphère politique, celle où les hommes agissent ensemble dans la poursuite de leurs objectifs communs ; mais il ne touche pas à l’espace où l’homme déploie ses forces productives : chacun s’isole, en quittant le domaine social et/ou politique, pour se dévouer à son travail. Mais, contrairement à l’isolement, la désolation agit sur la vie humaine dans sa totalité. La désolation n’est pas non plus la solitude, car celle-ci ne s’éprouve jamais mieux qu’en la compagnie d’autrui.

Arendt précise que la domination totale, en plus de détruire la capacité des hommes à agir dans la sphère publique, détruit également la sphère privée. C’est en cela que réside la nouveauté de la forme du gouvernement totalitaire : « Elle se fonde sur la désolation, sur l’expérience d’absolue non-appartenance au monde, qui est l’une des expériences les plus radicales et les plus désespérées de l’homme » (p. 306). La désolation implique une crise identitaire accompagnée du « sentiment d’abandon absolu ».

7. Conclusion

L’une des caractéristiques des du totalitarisme est la rapidité surprenante avec laquelle on les oublie et on les remplace. Cela s’explique par leur obsession du mouvement perpétuel. Si les masses les oublient et les remplacent si facilement, c’est parce qu’elles ont attrapé le « virus spécifique du totalitarisme » qui est « la capacité d’adaptation » et « l’absence de continuité ».

Le mouvement totalitaire injecte ces deux virus aux masses afin de les couper de toutes sortes de relations sociales et politiques qui existaient avant lui (absence de continuité) et de les maintenir dans un mouvement perpétuel (capacité d’adaptation) selon ses propres exigences. L’oubli des masses ne veut strictement pas dire qu’elles sont guéries du totalitarisme, mais signifie au contraire la réussite de cette forme du gouvernement dans l’endoctrinement. Ce qui caractérise le totalitarisme comme régime, c’est qu’il n’est jamais accompli.

8. Zone critique

Le concept de totalitarisme est historiquement et politiquement situé. Il devient « célèbre » à partir de 1947, au moment où éclate la guerre froide entre les États-Unis et l’Union soviétique. Beaucoup de publications sont alors consacrées à cette notion. Le concept se transforme en véritable arme de propagande, ce qui lui assure une large diffusion. Totalitarisme veut désormais dire anticommuniste et contribue à placer le système occidental au-dessus de toute critique, car les opposants des États-Unis et de leurs alliés se voient transformés en sympathisants de l’ennemi totalitaire.

Le concept devient une arme puissante entre les mains d’intellectuels anciennement communistes et passés à l’anticommunisme militant. Il faut donc lire l’ouvrage d’Arendt en tenant compte de ce contexte politique. Incontournable pour la théorie politique, le concept est pratiquement inutilisable pour l’historiographie et les sciences sociales, car ces dernières sont confrontées à des expériences historiques concrètes. Le concept est un « idéal-type » qui ne correspond jamais tout à fait aux réalités concrètes, ou encore une catégorie a priori qu’on applique aux faits historiques plus souvent qu’on ne la déduit de leur analyse. Le totalitarisme reste donc une abstraction.

9. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé

– Le Système totalitaire, Paris, Seuil, « Points Essais », 2005 [1972].

Du même auteur

– Juger : sur la philosophie politique de Kant, trad. M. Revault d’Allonnes, Éditions du Seuil, coll. « Points Seuil », 1991.– Eichmann à Jérusalem, Paris, Éditions Gallimard, coll. « Folio histoire », 1997.– Les Origines du totalitarisme, Paris, Éditions Gallimard, coll. « Quarto », 2002.

Autres pistes

– Raymond Aron, « L’essence du totalitarisme. À propos de Hannah Arendt », Commentaire, 4 (112), 2005, p. 943-954.– Pierre Bouretz, « Le totalitarisme : un concept philosophique pour la réflexion historique », Communisme, 47-48, 1996, p. 40.– Enzo Traverso, « Le totalitarisme. Histoire et apories d’un concept », L’Homme et la Société, 129, 1998 (Regards sur l’humanitaire), p. 97-111.– Franz Neumann, The Democratic and the Authoritarian State. Essays in Political and Legal Theory, Glencoe, The Free Press, 1957, p. 235.

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