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Voici le résumé de l'un d'entre eux.

Crépuscule des Idoles

de Friedrich Nietzsche

récension rédigée parMélanie SemaineEnseignante en philosophie dans le secondaire.

Synopsis

Philosophie

Avec Le crépuscule des idoles, Nietzsche offre à son lecteur un livre introductif, dans lequel plusieurs thèses et concepts sont présentés : l’aspect décadent de la philosophie et du christianisme, la volonté de puissance, le couple Dionysos et Apollon et l’éternel retour, notamment. Dieu, la vérité, le Bien, l’être : ce sont là des idoles, que nous vénérons depuis des millénaires. Pourquoi ? Quelles sont les conditions de vie qui nous poussent à les opposer et à les préférer à la Créature, à la fausseté, au mal ou encore à l’apparence ? Dans cet ouvrage conçu comme un résumé de sa philosophie, Nietzsche ausculte l’homme moderne. Les idoles sont envisagées comme autant de symptômes d’une maladie à laquelle seul le philosophe-médecin peut trouver un remède. L’enjeu consiste à se faire assez « dur » pour dire « oui » à la vie.

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1. Introduction

Le crépuscule des idoles est une œuvre tardive de Nietzsche. Le philosophe a déjà écrit Ainsi parlait Zarathoustra (1882), Le gai savoir (1878) ou encore, au début de sa carrière, La naissance de la tragédie (1872). Rédigé et publié en 1888, le livre est conçu comme un utile résumé de sa philosophie. L’ouvrage est composé d'un avant-propos et de dix chapitres. Un extrait d'Ainsi parlait Zarathoustra intitulé « Le marteau parle » le conclut.

Dans un célèbre extrait de ses Fragments posthumes, Nietzsche présente le philosophe comme le « médecin de la civilisation » (23[15], Hiver 1872-1873). C’est à lui qu’il revient de récolter et d’interpréter les symptômes dont les hommes sont porteurs et d’établir un diagnostic. C’est cette métaphore médicale qu’il a en tête au moment de l’écriture du Crépuscule des Idoles. Comme il l’annonce dès le sous-titre de l’ouvrage : « Ou comment on philosophe au marteau ».

Car si le marteau nous fait penser aux travaux manuels et à la destruction, il réfère en réalité au marteau de percussion, servant à écouter l’intérieur d’un corps pour en déterminer l’état. Cela nous montre d’emblée le sens pathologique des symptômes que le philosophe entend écouter. Ces symptômes, ce sont les idoles, c’est-à-dire ce que les hommes vénèrent : la vérité, le Bien, Dieu ou encore la raison. Le problème est que lorsqu’on idolâtre, on n’examine pas.

C’est pourquoi notre civilisation a besoin d’un médecin-philosophe qui soit capable d’évaluer ces idoles et de savoir ce qu’elles disent de notre santé. Il ne s’agit donc pas pour Nietzsche de critiquer ces idoles pour en proposer d’autres, comme les philosophes l’ont fait les uns après les autres avant lui.

Mais plutôt de se demander : de quel type de vie une telle vénération est-elle le symptôme ? Une vie florissante et bien portante, ou une vie malade qui a besoin de fuir le réel et de se raccrocher à des idéaux fictifs pour ne pas s’effondrer ?

S’il faut donc lire cet ouvrage à l’ombre du thème de la « mort de Dieu » et du nihilisme, il faut aussi avoir un constant intérêt pour les propositions positives que le philosophe esquisse dans ces pages. Que faire lorsque les valeurs qui organisaient autrefois toute la vie d’une civilisation tombent en désuétude ?

La méthode se veut psychologique ou généalogique : il s’agit de montrer ce qui, chez les chrétiens, les moralistes, les philosophes, les romanciers même, motive la défense de conceptions qui méprisent la vie. Sans relâche, Nietzsche traque les volontés de puissance affaiblies, c’est-à-dire incapables de dire « oui » aux douleurs et aux bonheurs de l’existence terrestre – enjoignant par là-même son lecteur à s’endurcir (cf. « Le marteau parle »).

2. L’auscultation des idoles

Les cibles de Nietzsche dans cet ouvrage sont ce qu’il nomme les « idoles » des hommes. En son sens courant, l’idole est ce qu’on vénère de façon absolue, et qui n’a pourtant pas la légitimité qu’on lui accorde. Sous ce nom d’idoles, il vise particulièrement les idéaux que l’homme, depuis la philosophie socratique, a placés au-dessus du corps et des objets sensibles. Comme, par exemple la raison (que l’on idéalise, au détriment du corps), Dieu (que l’on idéalise, au détriment de sa créature, l’Homme), la vérité (que l’on idéalise au détriment de la fausseté), le Bien (que l’on idéalise au détriment du mal) ou encore l’être (que l’on idéalise au détriment de l’apparence). Cette forme de fétichisme que Nietzsche critique est ainsi à l’œuvre chez l’homme ordinaire, mais aussi et surtout chez les philosophes eux-mêmes.

La raison apparaît dans l’ouvrage comme l’une des principales idoles à ausculter. Pour Nietzsche, en faire une valeur absolue n’est pas adapté à la vie de l’homme car cela le conduit à nier son corps et les affects qui l’animent. Or il ne faut pas dissocier le corps de l’esprit. Anticipant de peu les découvertes de la psychanalyse, il pense que l’esprit n’est pas un réservoir d’idées abstraites, mais une interprétation des affects du corps. L’esprit ne fait que chercher un sens aux désirs, passions et pulsions qui parcourent le corps qui lui est lié. La guerre menée par Nietzsche est ainsi non seulement dirigée contre les idoles, mais plus encore contre les fausses oppositions au sein desquelles les hommes les placent. Donc de même que la raison ne s’oppose pas au corps, l’être ne s’oppose pas à l’apparence ni la vérité à la fausseté.

Mais après les nombreuses critiques des valeurs morales et des idées philosophiques que Nietzsche a déjà menées, pourquoi consacrer cet ouvrage à cette ultime auscultation des idoles ? Le « crépuscule » mentionné dès le titre nous indique que la nuit est tombée : on ne voit plus rien, et il faut alors écouter.

Mais pourquoi n’y voit-on plus ? Parce que la civilisation moderne se trouve pour Nietzsche à un moment capital où les hommes n’arrivent plus à voir les idoles qu’ils avaient portées aux nues, ils n’arrivent plus pleinement à y croire. C’est le nihilisme. Du latin nihil (rien), le terme signifie couramment le fait de ne plus croire à quoi que ce soit. Mais pour Nietzsche, ce défaut de croyance peut indiquer deux choses différentes.

Si le nihilisme est « passif », alors il indique que l’homme n’a plus suffisamment de force pour croire dans les valeurs existantes. S’il est « actif », alors cela signifie au contraire que l’homme trouve suffisamment de force en lui pour remettre volontairement en cause des valeurs qui ne lui sont plus adaptées. En auscultant les idoles intemporelles, le médecin-philosophe peut donc aider l’homme moderne à basculer d’un nihilisme passif à un nihilisme actif, et à créer de nouvelles valeurs.

3. Le diagnostic de Nietzsche : la décadence

Que nous montre cette tendance à s’inventer des idoles que l’on vénère ? Son diagnostic est que l’homme qui fait cela souffre d’une « maladie » : la décadence.

Il emprunte le terme à Paul Bourget qui l’utilise dans les Essais de psychologie contemporaine. Chez ce dernier, la décadence est une incapacité, dans le domaine poétique, à faire un travail d’unification : on n’est plus apte à maîtriser les détails d’une œuvre pour l’unifier de manière globale et organique. Nietzsche réutilise ce terme pour l’appliquer au corps et à la psychè. Pour lui, celle-ci est formée d’une lutte constante entre des pulsions, chacune voulant dominer les autres (c’est ce qu’il appelle « la volonté de puissance »).

De ce point de vue organique et psychologique, être décadent, c’est donc être incapable d’imposer une unité à ses pulsions. Le décadent ne maîtrise rien et se perd dans toutes sortes de directions centrifuges. Il ne parvient pas à s’imposer un équilibre et se trouve balloté de-ci de-là car il ne sait pas ce qu’il veut. Il se trouve donc dans des situations d’impuissance, par rapport à lui-même, et de ce fait par rapport aux autres.

Mais pourquoi Socrate, le père de la philosophie, qui a laissé à travers son disciple Platon une œuvre d’une grande unité, serait-il un décadent ? D’abord, ce n’est pas le caractère vrai ou faux des idées de Socrate qui est évalué, mais c’est ce qu’elles disent de la santé de son corps.

Or dans son cas, l’usage forcené de la raison, qu’il encourageait par sa philosophie, témoigne de sa difficulté à dominer son corps. Socrate aurait eu des affects extrêmement violents et comme il n’arrivait pas à les discipliner, il aurait fait appel à la raison comme force tyrannique, totalitaire. Et quelqu’un qui a besoin d’un tyran, c’est quelqu’un qui ressent la tyrannie des affects qu’il ne peut ni organiser ni dominer. La réaction philosophique de Socrate serait donc en réalité une tentative pour s’imposer une unité de façon artificielle.

La pensée rationnelle aurait été pour lui une manière de nier et de refouler les affects qui étaient trop forts pour lui. Nietzsche rapporte d’ailleurs une anecdote qui confirmerait sa lecture : « De passage à Athènes, un étranger qui s’y connaissait en visages, dit à Socrate qu’il était un monstre et qu’il cachait en lui les pires vices et les pires appétits. Socrate se contenta de répondre : “Comme vous me connaissez bien !” » (p.20-21). Cette dissimulation d’affects vils et violents par l’usage de la raison n’est ainsi pour Nietzsche pas une preuve de force, mais au contraire d’une incapacité à s’affronter soi-même.

On trouve dans cette lecture de la philosophie et du personnage de Socrate une autre anticipation de la psychanalyse. Car ce que Nietzsche décrit, le rôle qu’il attribue à la raison et en particulier chez Socrate, est finalement le rôle que Freud attribuera au Surmoi, notamment dans son ouvrage Le Malaise dans la civilisation. Pour l’inventeur de la cure analytique, le Surmoi sera en effet l’instance psychique servant à nous surveiller et nous censurer, refoulant toute pulsion excessive ou interdite.

4. Les quatre grandes erreurs

En refusant de partir de la physiologie, la morale, la métaphysique et la religion commettent quatre grandes erreurs. La première consiste à confondre la cause et l’effet. Un exemple : faire tel régime déterminé en pensant que c’est la cause de notre état de santé. Mais c’est l’inverse qui est vrai : nous mangeons en fonction de notre propre organisme, c’est lui qui requiert telle ou telle chose. Untel n’aura pas besoin de ce qu’un autre nécessite : l’erreur consiste à généraliser, puis à placer à l’origine du bien-être un cas particulier qui convient à un type seulement de personne.

Deuxième erreur : la morale et la religion dressent des impératifs et des normes abstraites : « Ne fais pas ceci ». La vertu, alors, devient ralentissement de l’organisme, empêchement. Mais ce qui est bon, c’est l’instinct : c’est à cela que nous devons obéir et non à une norme générale. Plus nous obéissons à ce qui nous pousse, et plus nous effectuons les choses avec facilité et félicité ; contrairement à l’équation socratique, l’instinct rime ici avec bonheur et devoir.

Troisième erreur : le « moi » serait une cause. Il existerait en nous une volonté et des motifs clairement établis. Les sages (moralistes, religieux, métaphysiciens) divisent le monde en une multiplicité d’agents causaux subsumés sous la catégorie de l’Être (ou de Dieu considéré comme agent ultime). Mais ceci est une drogue. Cette recherche avide de la cause, c’est-à-dire de la vérité, manifeste une peur sourde de l’incertitude et un profond besoin de sécurité.

Quatrième erreur : la notion de responsabilité comme imputation d’une volonté attachée à un moi. Elle est, en fait, l’institution de prêtres souhaitant punir et juger. Grâce à elle, l'homme peut désormais être déclaré coupable. La morale et la religion ont besoin de cette culpabilité comme la métaphysique a besoin de causes : pour réduire l’autre au même.

Nietzsche l’immoraliste proclame quant à lui « l’innocence du devenir » : plus de « métaphysique de bourreau » qu’est le christianisme. Aucune responsabilité pour ce que nous sommes ; ne pouvant nous dresser sub specie aeternatis, nous sommes du monde, « un fragment du fatum ». La liberté devient ici jeu avec le devenir et acceptation de l’éternel retour (dont l’une des formulations consiste à vouloir éternellement chaque moment de son existence).

5. Les arrières mondes des philosophes

Cette décadence, qui n’épargne pas les philosophes, se manifeste notamment par leur tendance à inventer ce que Nietzsche nomme dans l’ouvrage des « arrières mondes ». D’après la grande synthèse de l’histoire de la philosophie que livre Nietzsche (dans la partie « Comment le “monde vrai” a finalement tourné à la fable »), les philosophes auraient opposé un monde apparent (celui que l’on voit, que l’on sent) à un monde réel, vrai.

Or on voit à travers les différentes périodes de l’histoire de la philosophie que ce monde supposément réel et vrai a été conçu de bien des manières, reflétant finalement les préjugés et besoins des philosophes. Par exemple, Socrate et Platon ont posé l’existence d’un monde des Idées, séparé du monde sensible dans lequel nous vivons et accessible seulement à l’homme vertueux qui fait usage de sa raison. Ce qui est une manière de prôner l’usage de la raison, dont Socrate avait tant besoin pour contrôler ses affects. Le christianisme, quant à lui, a conservé l’accès à ce monde aux vertueux, mais seulement après la mort, ce qui lui permet, d’après Nietzsche, de contrôler les hommes et de les pousser à tous les sacrifices de leur vivant.

Dans cette critique, le but de Nietzsche n’est pas de remplacer les arrières mondes des philosophes par un nouveau, mais bel et bien de supprimer l’opposition entre monde apparent et monde réel. Son but est de faire comprendre aux hommes qu’une telle opposition n’existe pas : ce qui nous apparaît et ce à quoi nous avons accès par l’intermédiaire de nos sens est la seule réalité qui est, qui existe. Le monde des apparences est le seul monde réel et il n’y en a pas d’autre : le « monde vrai », qu’il s’agisse du monde des Idées, du paradis ou du monde de la chose en soi (chez Kant), est inventé par l’homme pour fuir le monde réel.

Afin de vivre pleinement dans l’unique réalité et de ne pas se perdre dans des arrières mondes fictifs, Nietzsche entreprend de réhabiliter les sens, déconsidérés par la tradition rationaliste et par la philosophie en général. Les penseurs y voient en effet généralement un obstacle à la connaissance objective et une source de confusion, voire d’illusion (comme dans le cas des illusions d’optique). Mais pour Nietzsche, les sens ne nous trompent pas. Ils nous donnent au contraire accès au devenir, au changement perpétuel qui compose la réalité.

Et, contre le privilège habituellement accordé à la vue (qui incarne l’évidence et la clarté de la connaissance), Nietzsche prend l’odorat en exemple : « le nez est même provisoirement l’instrument le plus délicat que nous ayons à notre service : cet instrument est capable d’enregistrer des différences minimes dans le mouvement, différences que même le spectroscope n’enregistre pas. » (p.26)

6. Faut-il interdire la morale commune ?

Pour Nietzsche, le philosophe doit se placer « par-delà le bien et le mal », comme le veut la formule qui donne son titre à l’ouvrage publié deux ans plus tôt. Cela signifie qu’il doit dépasser la morale, qui n’est, selon lui, qu’une interprétation parmi d’autres possibles : « il n’y a pas de faits moraux » (p.47), affirme-t-il ainsi. Mais si les règles morales n’ont pas de valeur objective, il devient difficile de les prescrire et de s’obliger soi-même à les suivre.

Nietzsche veut-il alors supprimer toute morale ? Pas exactement. Car si toute morale est une interprétation, on peut tout de même établir une hiérarchie : certaines interprétations morales sont meilleures que d’autres. Les plus mauvaises sont celles qui nient la vie (comme la morale chrétienne qui nous arrache nos passions) et les meilleures sont celles qui nous permettent de développer nos pulsions tout en les unifiant (pour ne pas être décadent).

Quelle serait alors la morale permettant de vivre pleinement au sein du seul monde existant, celui des apparences ? Le diagnostic de Nietzsche est qu’il ne peut pas s’agir de la morale commune, d’abord pensée par le platonisme puis transmise par le christianisme. Il critique vivement cette pensée morale, qui répondrait à « l’équation socratique Raison = Vertu = Bonheur » (p.21). Cette morale nie le corps et ses pulsions et la raison, plutôt que d’apprendre à l’homme à unifier et exploiter ses affects, fait figure de tyran. Elle n’est donc pas en accord avec la nature de l’homme ni avec sa vie : elle est « anti-nature » (p.32).

Et le christianisme n’a fait qu’aggraver cette tendance anti-nature du platonisme, en voulant arracher l’homme à toutes ses passions et ses désirs. Nietzsche écrit ainsi que le christianisme préfère arracher les dents qui font mal, à savoir les passions, au lieu de les embellir et de les diviniser. « Or attaquer les passions à la racine, c’est attaquer la vie à la racine : la pratique de l’Église est hostile à la vie… » (p. 33).

7. Conclusion

Nietzsche se dira médecin de civilisation. Il diagnostique l’état de santé de la culture occidentale à partir de ses manifestations morales, religieuses, philosophiques et esthétiques. Les principes métaphysiques et les préceptes moraux sont pour lui des symptômes permettant de déchiffrer des types d’hommes ; son exercice de la psychologie est conçu comme une symptomatologie ou une sémiotique.

Sur le versant positif de sa pensée, Nietzsche propose de frapper à nouveau la monnaie dionysiaque, synonyme d’acceptation totale de la vie et d'établir de nouvelles valeurs. : « L’affirmation de la vie, même dans ses problèmes les plus étranges et les plus ardus ; la volonté de vie, se réjouissant dans le sacrifice de ses types les plus élevés, à son propre caractère inépuisable – c’est ce que j’ai appelé dionysien, c’est en cela que j’ai cru reconnaître le fil conducteur vers la psychologie du poète tragique. » (§5, chap. X).Si évaluer la vie (comme l’ont fait les sages) est voué à l’échec, il faut en revanche partir de l’idée que c’est la vie elle-même qui pose toute évaluation. Amor fati : expression de Nietzsche pour l’amour inconditionnel de la vie au-delà de tout idéalisme, au-delà du bien et du mal.

C’est aussi ce qui débouche sur la sagesse paradoxale de l’éternel retour : « La vie éternelle, l’éternel retour de la vie ; l’avenir promis et sanctifié dans le passé ; l’affirmation triomphante de la vie au-dessus de la mort et du changement ; la vie véritable comme prolongement collectif par la procréation, par les mystères de la sexualité. » (§4, chap. X.) C’est donc au sein de la vie elle-même – de son processus réel, corporel, de ses affres éternellement renaissants – que l’homme doit sculpter de nouvelles formes ; c’est en artiste qu’il doit apprendre à s’élever et à se surmonter.

Pendant son dernier séjour à Sils-Maria, au début du mois de septembre 1888, Nietzsche avait ainsi provisoirement (pensait-il) renoncé à son projet de livre La volonté de puissance. Essai de transvaluation de toutes les valeurs.

Ce livre devait développer la nouvelle morale, dans laquelle les valeurs seraient toutes en accord avec la vie. À la place, il décide de publier le Crépuscule des Idoles, qui achève la critique des valeurs existantes. Mais il n’a malheureusement pas l’occasion de se plonger à nouveau dans son projet de « transvaluation » des valeurs, puisqu’il s’effondre brutalement dans les rues de Turin en janvier 1889 et ne recouvre jamais ses capacités physiques ni intellectuelles.

8. Zone critique

Le Crépuscule des Idoles constitue la dernière synthèse, et la plus accessible, des thèmes de sa pensée, unifiés en un diagnostic sévère sur l’homme moderne. Comme tous les philosophes, Nietzsche mérite d’être lu dans le texte : il faut s’arrêter sur les phrases, les faire tourner et les peser. Nietzsche demande d’ailleurs explicitement à ses lecteurs d’apprendre à bien le lire même si – dans le même temps – il refuse d’être suivi servilement. Devenir un point de départ créateur pour d’autres créations ; voilà sans doute l’enjeu.

De nombreux auteurs postérieurs n’ont pas manqué de critiquer ses écrits. Certains d’entre eux craignent pour la démocratie, la raison et la morale : il leur semble préférable de conserver une référence à la philosophie comme recherche des raisons. Se revendiquant de la Modernité, ils cherchent leurs arguments dans les textes de Kant, d’Hegel ou de Habermas.

Avec G. Deleuze, on pourra se borner ici à mettre en garde contre les principaux contresens à éviter : « 1/ Sur la volonté de puissance (croire que la volonté de puissance signifie "désir de dominer" ou "vouloir la puissance") ; 2/ Sur les forts et les faibles (croire que les plus "puissants", dans un régime social, sont, par là même, des "forts") ; 3/ Sur l'Éternel Retour (croire qu'il s'agit d'une vieille idée, empruntée aux Grecs, aux Hindous, aux Babyloniens... ; croire qu'il s'agit d'un cycle, ou d'un retour du Même, d'un retour au même) ; 4/ Sur les œuvres dernières (croire que ces œuvres sont excessives ou déjà disqualifiées par la folie). »

Par ailleurs, Nietzsche semble avoir parfois anticipé les découvertes de la psychanalyse, et notamment celles de Freud, avec qui les rapprochements sont nombreux.

Tout comme Nietzsche, Freud semble chercher le remède aux frustrations que la civilisation impose à l’homme et met au jour la manière dont celle-ci bride ses pulsions à travers la morale. Cependant, alors que Nietzsche est prêt à rejeter la morale commune sous le motif qu’elle nierait la vie de l’homme et l’empêcherait de s’exprimer, Freud est plus nuancé et ne cherche pas à permettre une pleine affirmation de soi chez l’homme. Il montre que celui-ci doit négocier en permanence entre le principe de plaisir (qui veut voir se déployer sans limites les pulsions) et le principe de réalité (qui veut que l’on prenne en compte le monde extérieur ainsi qu’autrui et que l’on réfrène certaines pulsions).

À la lecture de Freud, on pourrait donc penser que, dans son diagnostic de l’homme moderne, Nietzsche a lui-même d’une certaine façon été victime de la tyrannie du principe de plaisir.

9. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– Friedrich Nietzsche, Crépuscule des Idoles, Paris, Éditions Gallimard, coll. « folio essais », 1999 [1888].

Du même auteur– Généalogie de la morale, Paris, Éditions Gallimard, coll. « folio essais », 2012 [1882].– Le Gai Savoir, Paris, Éditions Flammarion, coll. « GF Flammarion », 2007 [1882-1887].– Humain, trop humain I-II , trad. Par P. Wotling, Paris, Éditions Flammarion, coll. « GF Flammarion », 2019 [1878].

Autres pistes– Patrick Wotling, Nietzsche et le problème de la civilisation, Paris, Éditions PUF, coll. « Quadrige », 2016.– Patrick Wotling, La philosophie de l’esprit libre : introduction à Nietzsche, Paris, Éditions Flammarion, coll. « Champs essais », 2014. – Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation, trad. par B. Lortholary, Paris, Éditions Points, coll. « Points essais », 2010.

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