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Voici le résumé de l'un d'entre eux.

La Dimension cachée

de Edward T. Hall

récension rédigée parCéline MorinMaître de conférences à l'Université Paris-Nanterre, spécialiste de la communication et des médias.

Synopsis

Société

De quoi la communication humaine est-elle faite ? On a longtemps considéré que les principaux échanges entre les êtres humains relevaient du langage, parlé ou écrit. En éclairant la « dimension cachée », qui est celle du langage non verbal, Edward T. Hall montre combien la communication entre les individus dépend de leur perception de l’espace. Cette perception varie selon les cultures et a des conséquences sur tous les plans de la vie, des relations sociales jusqu’à l’architecture ou l’urbanisme.

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1. Introduction

« Rester dans sa bulle », « garder ses distances », « se laisser marcher sur les pieds »… Les expressions populaires sont éloquentes lorsqu’elles évoquent les espaces qui nous séparent les uns des autres : pourquoi acceptons-nous que certaines personnes s’approchent très près de nous et pourquoi nous crispons-nous lorsque d’autres restent pourtant éloignées ? Pour quelles raisons les pièces de nos maisons sont-elles agencées ainsi ? Quelles sont, à travers les pays, les marques de salutations polies et impolies ?

Edward T. Hall explore dans cet ouvrage les dimensions qui quadrillent, en longueur, en largeur et en profondeur, nos places individuelles et nos échanges sociaux ; mais, surtout, il révèle la « dimension cachée » de ces distances. L’anthropologue livre en 1966 ce qui est devenu l’étude de référence pour comprendre la perception de l’espace par l’homme, ainsi que les effets de cette perception sur les relations humaines et sur l’organisation d’une société.

2. L’importance de l’espace dans la communication humaine

À travers le monde, les peuples organisent différemment les distances qu’ils prennent à la fois entre eux, et entre eux et les objets. Ces positionnements physiques sont adoptés la plupart du temps de façon inconsciente : lorsque nous marchons dans la rue, nous prenons sans réfléchir nos distances avec les gens qui nous entourent. Quelques situations spécifiques font toutefois remonter ces choix à la conscience : des stratégies amoureuses et sexuelles, des endroits publics confinés, des situations professionnelles à fort enjeu peuvent être autant d’occasions où les individus sont amenés à produire une décision relative à la « proxémie ». C’est par ce terme qu’Edward T. Hall vise précisément à reconsidérer le problème de l’espace dans la communication.

Tous, nous vivons et performons au quotidien ces effets proxémiques. Pour se les représenter, il suffit de penser à des cercles imaginaires, concentriques, entourant chaque individu. Ces distances agissent en réalité comme autant de bulles de protection. Nous n’invitons pas n’importe qui dans nos sphères intimes ou personnelles, ni même sociales, et quiconque transgresse ces frontières invisibles produit chez nous une réaction immédiate. Nous nous sentons rapidement agressés et pouvons choisir de nous éloigner, pour retrouver sans conflit une distance qui nous sécurise. C’est une solution à laquelle nous recourons la plupart du temps dans les espaces publics mais confinés, tels que les ascenseurs ou les transports en commun.

Dans une société, les structures proxémiques sont à la base des structures relationnelles. Des intervalles plus ou moins proches, plus ou moins lointains, servent à créer et consolider des groupes sociaux (en produisant une cohésion, une solidarité et une intimité en interne) mais aussi à fabriquer de l’exclusion. Hall distingue les espaces à organisation fixe, les espaces à organisation semi-fixe et les espaces informels. Les premiers sont des bâtiments par définition rigides, qui conditionnent a priori les échanges entre les individus. Les seconds sont des espaces publics qui encadrent le contact entre les individus, comme les cafés ou les salles d’attente.

Les troisièmes sont des espaces où la circulation est libre. C’est dans ceux-ci que les interactions entre individus recourent le plus souvent aux jeux proxémiques pour se structurer.

3. Un détour par la communication animale

Pour pleinement saisir la communication humaine, la compréhension des diverses proxémies dans le règne animal est un apport intéressant. Le contact n’est pas naturel ni aisé pour les animaux. Certaines espèces sont d’ailleurs envisagées comme étant « à contact », quand d’autres sont « sans contact ». Le pingouin empereur ou le hérisson sont « à contact » car leur survie dépend d’une proximité forte et quotidienne tout au long de la vie. En revanche, le chien et le chat sont largement « sans contact » : passé la première phase, temporaire, de chaleur animale que demandent la naissance et la croissance, il ne s’agit pas d’animaux qui ont besoin d’être serrés les uns contre les autres.

Les jeux de distance sont des processus qui se retrouvent à travers tout le règne animal : ils déterminent avant tout l’anxiété ressentie par une bête qui s’éloigne trop de ses congénères. Le processus de distribution de l’espace, la « territorialité », sert de multiples fonctions naturelles et sociales : parmi elles, on compte la protection contre les prédateurs ou, à l’inverse, une prédation facilitée contre les plus faibles, ou encore une meilleure reproduction, la sécurisation de la progéniture, l’évaluation des déchets et l’exploitation mesurée du territoire. La survie des animaux dépend tellement de la répartition et du quadrillage des espaces en territoires que ce sont ces normes qui permettent, avant les autres, la bonne entente ou du moins l’évitement du conflit lors de la rencontre entre les espèces.

En plus de la répartition, les animaux forment autour d’eux des bulles symboliques, aux contours irréguliers, pour faire régner les hiérarchies au sein de leur groupe et dans leur rapport aux autres groupes. Reprenant les travaux du biologiste Heini Hediger, Edward T. Hall rappelle que les animaux organisent leurs déplacements et leurs positionnements en fonction des « distances de fuite » et des « distances critiques ». La distance de fuite décrit ces automatismes qui poussent les animaux à déguerpir dès qu’un autre individu, animal ou humain, s’approche trop près.

La domestication des animaux repose précisément sur la réduction lente et patiente de ce réflexe chez l’animal. La distance critique précède quant à elle la distance d’attaque : elle intervient lorsque la fuite se révèle impossible et que l’animal se retrouve coincé, obligé de trouver des alternatives pour dissuader l’intrus de combattre.

4. Distances intimes et personnelles, distances sociales et publiques

Produisant un modèle anthropologique de la proxémie chez les humains, Hall identifie quatre distances. Distances intimes, personnelles, sociales et publiques forment le spectre des intervalles auxquels se placent les individus les uns par rapport aux autres, chacune de ces distances pouvant se décliner sur un mode proche ou lointain. Les distances intimes et personnelles sont des espaces qui permettent le contact physique ; les distances sociales et publiques sont des espaces sans contact physique possible. Chacune de ces bornes correspond aux modulations vocales des individus en situation neutre (c’est-à-dire sans colère) : si l’on murmure ou si l’on parle bas dans les sphères intimes et personnelles, le niveau de la voix augmente dans la sphère sociale, pour atteindre même un seuil déclamatoire dans la sphère publique.

Dans la distance intime, entre 0 et 45 cm, la présence d’autrui est imposante et peut même être envahissante si elle n’est pas suffisamment désirée car elle se révèle très perturbante sur le plan des perceptions. L’autre est déformé visuellement, forçant l’œil à loucher pour décoder les détails du visage, ce qui est souvent perçu comme un effort fatigant, voire dérangeant. Ne sont autorisés dans cette bulle très privée que les individus les plus dignes de confiance : parents et enfants, amoureux et amants, amis proches. La distance personnelle se situe, elle, entre 45 cm et 1,2 mètre. Sa principale caractéristique est de rendre plus ou moins facile le toucher. Sa frontière est d’ailleurs aisément identifiable : elle correspond à la distance entre deux individus, si chacun tend le bras.

À partir de la distance sociale, qui se situe entre 1,2 et 3 mètres, les détails du visage sont moins précis, les individus ne peuvent plus se toucher et la détection de la chaleur et de l’odeur corporelle n’est plus possible. C’est donc une distance respectueuse des sensations d’autrui, d’autant qu’elle rend facile le retrait de l’interaction. La sphère publique débute à partir de 3,6 mètres : plus qu’un isolement poli, elle permet de fuir ou de se défendre en cas de danger. Cette distance va jusqu’à 9 mètres ; au-delà, l’interaction à proprement parler ne peut plus vraiment avoir lieu, ou bien de façon impersonnelle. Il s’agit de distances tenues par les grandes figures politiques ou performées par les acteurs de théâtre, qui sont alors contraints d’exagérer leurs gestes.

5. La proxémie, une variable culturelle

Si la gestion de l’espace est un problème qui se pose à tout être vivant, des plantes aux êtres humains en passant par les animaux (pensons au travail quotidien fourni par les lions pour marquer le territoire), les distances tolérées entre les individus sont arbitraires. Elles ne répondent pas à des effets naturels, invariables à travers le temps et l’espace, mais sont, au contraire, des variables culturelles.

Tel contact peut être perçu comme intrusif voire agressif dans une culture qui tolère par ailleurs un autre type de toucher. L’exemple est fréquent de la culture américaine, qui considère la bise si française comme un geste très intime sinon agressif, tout en ayant ritualisé le hug, cet enlacement impersonnel et bref. La raison en est que, si les corps entrent en contact dans un hug, les visages s’évitent naturellement.

Pour saisir ces variations culturelles, Edward T. Hall compare entre elles les cultures allemande, anglaise, américaine et française, puis les cultures japonaise et arabe. Il montre combien la perception de l’espace a des effets sur sa gestion sociale et, par là, sur les constructions architecturales. Le partage d’un même espace, s’il est communément admis dans la culture américaine, est rejeté dans la culture allemande qui favorise, d’abord, une multitude d’espaces individuels et, ensuite, une codification rigide du droit à y pénétrer, ou même à y jeter un œil.

Ces organisations spatiales traduisent, chez les Allemands, un investissement mineur dans la vie sensorielle, en contraste avec une culture française orientée vers le plaisir de manger, de boire, de discuter, d’écrire… et qui, en toute logique, privilégie une culture spatiale partagée grâce aux cafés, bars et restaurants.

Au Japon, les équilibres spatiaux sont tout autres. La culture japonaise, qui lie historiquement les hiérarchies sociales et les espaces, raisonne en termes de centralité et de périphérie. Une notion cruciale est celle de ma : les Japonais perçoivent la distance qui sépare deux objets non comme un vide qu’il faudrait préserver ou combler, ainsi que le considèrent les Occidentaux, mais comme une relation à définir, un élément signifiant à part entière. Dans les mondes arabes, les frontières sont plus difficiles à conceptualiser, de sorte que la notion d’« espace public » est à prendre au sens littéral : aucun individu ne peut revendiquer un morceau d’espace public comme étant « le sien » au nom de sa simple occupation.

6. L’étude de la proxémie, une étude des sens

Si la proxémie est une donnée majeure de la communication, et donc de la culture, si elle obéit à des règles différentes à travers le globe, c’est parce que la gestion de l’espace est largement dépendante des rapports perceptifs des individus. Or les sensorialités varient elles-mêmes selon les cultures : les Anglais, les Français, les Américains ne portent pas la même attention aux odeurs, aux sons ou aux couleurs. En la matière, Hall distingue les récepteurs à distance et les récepteurs immédiats. Les premiers sont les yeux, les oreilles et le nez, et bien qu’ils ne soient pas tous de la même puissance (les yeux offrent une portée plus lointaine que les oreilles), ils permettent tous de se situer dans l’espace, par rapport aux autres. Ils sont cruciaux pour respecter les règles de bienséance sociale.

Les récepteurs immédiats sont la peau et les muscles. Ils permettent de ressentir et de cartographier les effets thermiques de la communication. Les changements de température dans le corps d’autrui sont incroyablement bien captés par notre peau, qui est capable de propager et de détecter des rayons infrarouges avec une précision longtemps sous-estimée.

Or, lorsqu’on sait à quel point la chaleur ou la fraîcheur corporelles sont alignées sur l’état émotionnel de l’individu, la peau se révèle être un organe majeur dans la communication humaine. Déceler si la main que nous venons de serrer est froide ou chaude, remarquer si les joues d’autrui rougissent, sentir les gouttes de sueur couler le long des tempes sont autant de signes de communication cruciaux dans les relations humaines.

Outre l’univers thermique, c’est le royaume tactile que décodent en permanence nos systèmes biologiques, entraînés par des millénaires d’évolution. Pour Hall, le toucher et la vision vont de pair dans l’expérience sensorielle des individus : ce n’est pas un hasard si un bébé met systématiquement à la bouche les objets qu’il rencontre, et s’il lui faut des années pour ne plus avoir besoin de toucher afin de voir pleinement. Cette expérience tactile est ce qui permet à l’homme adulte d’évaluer par un simple regard la texture d’une peau ou la crispation d’un corps. De fait, ce sont ces innombrables informations, traitées de façon (heureusement !) inconsciente par les organismes biologiques en interaction, qui vont influer sur la distance choisie entre les individus.

7. Conclusion

En prenant pour cas d’étude la proxémie, Edward T. Hall montre combien la culture est pour l’homme une seconde nature : elle agit tout à la fois en façonnant l’expérience sensorielle des individus, en codifiant les relations sociales et en organisant les interdits et les hiérarchies.

Mais, plus encore, l’auteur montre qu’aux sources de la culture se trouve la communication humaine. Les nombreuses données sur les capacités sensorielles des humains et des animaux (par exemple, la distance jusqu’à laquelle l’œil est capable de voir ou l’oreille, d’entendre) éclairent pour la première fois la variabilité culturelle des perceptions humaines. L’ensemble des mouvements qui forment notre vie quotidienne se révèlent être des chorégraphies intuitives, inconscientes, mais toujours attentives au double impératif qui dirige l’humain : garantir sa propre sécurité tout en entrant en relation avec autrui.

8. Zone critique

Cette nouvelle compréhension des liens entre les capacités innées et leurs développements culturels ouvre la voie à une nouvelle science de la communication. Pour pleinement saisir les apports de Edward T. Hall, il faut resituer ses travaux de recherche dans l’école de Palo Alto.

À partir des années 1950, ce groupe a structuré en profondeur le champ de la communication et révolutionné les méthodes pratiques en thérapie psychologique : on leur doit beaucoup sur les techniques de communication, la réduction des conflits ou l’amélioration des dynamiques familiales. Les travaux de Palo Alto sont attentifs au contexte de communication, à ses effets réciproques et à l’importance de sa dimension non verbale et corporelle.

C’est dans cette dernière que s’inscrivent les travaux pionniers sur la proxémie, à côté des études sur la chronémie (les effets du temps), la kinésie (les mouvements corporels), l’haptique (le toucher) et le paralangage (les sons ne relevant pas de la langue). Pierre fondamentale des études en communication, La Dimension cachée trouve des applications dans toutes les sphères des sciences humaines et sociales : anthropologie, sociologie, philosophie et psychologie.

9. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– La Dimension cachée, Paris, Seuil, coll. « Essais », 1971 (1966).

Du même auteur– Le Langage silencieux, Paris, Seuil, 1984.

Autres pistes– Yves Winkin, La Nouvelle Communication, Paris, Points, 2014.– Paul Watzlawick, L’Invention de la réalité. Contributions au constructivisme, Paris, Seuil, 1996.– Dominique Picard et Edmond Marc, L’École de Palo Alto, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 2015.

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